J’écris sur la marche, certes parce que j’aime la marche, mais aussi parce que je viens de lire un article de David Le breton sur le sujet et qui ne me convient absolument pas. Si cet auteur universitaire se montre sympathique et, je l’imagine, en tout cas je le lui souhaite, bienveillant, notamment avec ses étudiants, son article sur la marche (et je crois le livre qu’il vient de faire paraître et dont cet article est sans doute censé nous en suggérer la teneur) m'agace en ce qu'il me semble un peu se suffire et se repaitre de la tautologie selon laquelle la marche est lente et du fait qu'il aime beaucoup la marche.
Bien sûr nous aimons la marche pour la marche, et pour ce qu’elle implique, et la marche sera toujours la marche, elle ne court pas, et je vais moi aussi vous dire ce que j'en pense. Mais il est probable que je préfère un livre sur la marche qui me donne à voir ce que vit le marcheur, donc peut-être m’importe plus le marcheur qui marche que la marche. Remarquez que des études physiologiques sur la marche m’intéresseraient grandement aussi, finalement, qu’on m’explique comment, en marchant, je libère telle substance (hormonale ?) qui apaise mon esprit et me rend la vie plus abordable, savoir cela a, au moins, un effet apaisant pour mon esprit. Mais cela revient encore à parler du marcheur. C’est donc un faux problème que de savoir si je dois choisir entre la marche et le marcheur. Je parlerai bien de la marche et donc, entre autres, du marcheur.
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Je viens de finir l’article de David le Breton dont je n’avais pas achevé la lecture avant d’entamer ce présent travail, et je suis reconnaissant à ce chercheur de m’avoir donné l’envie et la nécessité d’écrire en toute urgence sur la marche. Il est frappant de constater comment cet article, tout en décrivant tautologiquement la marche comme je le disais, mais quand même qui suis-je pour dénoncer des tautologies, cet article ne peut s’empêcher d'évoquer le rapport de la marche au sacré, lui accordant la vertu d’entraîner le marcheur au-delà du monde visible et sensible. C’est à la prière qu’elle en vient à être comparée.
Je n’écrirais pas ici sur la prière, très intéressante par ailleurs, mais je tiens à dire qu’à mon sens ce n’est absolument pas l’intérêt de la marche que de prime abord nous faire accéder à un autre monde dans le monde. Je l’ai dit ou je le dis, la marche nous aide à vivre dans ce monde, en tant que personne de ce monde. La marche peut être pénible, joyeuse, solitaire, en couple ou en bande, elle est l’occasion et un moyen d’élaboration d’une pensée continue, et continue à la marche des pieds. C’est dit.
On comprend donc que moi aussi j'aime beaucoup marcher et que moi aussi je pense quand je marche, je dénoue ou noue autrement bon nombre de mes affects. Ainsi je refais des réunions professionnelles ou de bénévoles, des exposés, j'envisage un projet de thèse, de livre, je comprends enfin comment j'aime untel. C'est qu'en marchant je n'ai pas le choix de mes pensées, ayant comme le feu au cul, me voilà contraint de penser à ma dure vie de chaque jour, comme lors d'un voyage en train certes. Il me faut être contraint de me mouvoir pour que, ne me restant que ma pensée, me voilà un peu plus concentré et la fait se développer. De même, sur ce point, à vélo. En voiture c'est différent : je n'ai pas le temps, même en conduisant longtemps, de développer une pensée parce que je dois être extrêmement vigilant et ne fatigue point autant mes membres. Enfin je dis tout cela comme si marchant, pédalant, prenant le train je développais des pensées lumineuses et miraculeuses.
C'est un peu le problème : marchant, me voilà victorieux dans mes pensées victorieuses. Pourtant la marche ne fait pas que crier victoire, mais aussi souffrance. Sans doute au cœur de cette souffrance suis-je contraint de mobiliser mes forces contre celle-ci. Il ne s'agit pas de louer la souffrance, que cela soit bien clair, mais de me mettre en condition de la vaincre, voilà ce que me permet la marche, et voilà aussi pour ce point.
Ces questions de souffrance m'amènent à préciser je suis issu d'une famille de marcheurs. Quant à savoir si mes parents sont eux-mêmes des descendants de marcheurs, je ne le sais pas, quoique mon précepteur aimait me raconter comment mon grand-père – non c'est Monique, ma tante, qui m'a dit récemment que son père, donc mon grand-père paternel, aimait beaucoup marcher. Il est vrai que je le revois marcher, les mains dans le dos et fumant. Nous sommes une famille de marcheur, au sens où il s'agit sans doute de la seule chose qui nous réunisse aussi unanimement et nous autorise à négliger ce qui par ailleurs pourrait nous réunir. Il faut ajouter que ce ne fut pas facile enfant de marcher, notamment lors de ces longues randonnées fatigantes en montagne. A quoi cela pouvait-il bien servir de se fatiguer autant ? et pourtant nous gardions une certaine attirance, il me semble, pour le sommet. Et souvent je me dis en marchant aujourd'hui, alors que maintenant je gambade, ah comme il était bon d'en chier ainsi gamin, sans quoi je n'aurai jamais eu ces sensations d'enfance des bois et des alpages que je chérie de retrouver en ce moment. Ainsi de même, à présent, je force un peu mes enfants à marcher afin qu'adultes ils apprécient à leur tour la marche.
Quand je ne peux plus rien faire, quand ma vie amoureuse m’exaspère, quand mon corps me fait souffrir des excès que je lui fais endurer, quand je souffre d’être seul, quand je n’en peux plus de mes pulsions mauvaises, c’est-à-dire de celles que je regrette, bref quand tout m’insupporte, quand je ne sais plus quoi faire, il me reste à aller marcher, pour revenir rassasié, régénéré.
Que la vie tient à peu de chose, me dis-je ensuite ! Je m'accusais des pires maux, je ne savais plus où aller, et voilà qu’une heure de marche intensive me ramène guilleret, volontaire, drôle. C’est qu’aussi ma marche ne fait de mal à personne. Elle me régénère sans attenter à mes congénères. Dit autrement, elle libère la sérotonine et son effet euphorisant. Ces deux manières de dire désignent chacune la même réalité perçue sous des angles différents, ou deux réalités parallèles qui se déroulent en même temps, dans le monde.
Il me faut parler de la marche en son déroulement : je l’associe à la sueur, à un ami qui traîne derrière, lui aussi en sueur, ou à un autre devant. La période durant laquelle en marchant le plus important pour moi était d’être en tête a surtout duré, sauf erreur, de l’âge de 16 ans aux alentours de 25 ans, guère plus. Bien sûr cette préoccupation est encore présente, puisque parfois encore je me débrouille pour être devant, au moins à un moment de la promenade. Il n’est pas désagréable de se retrouver meneur de troupeau, en tant que parent je l’expérimente souvent. Et parfois je marche devant pour bouder tranquillement.
J’ai en tête un certain type d'écrits autobiographiques que je me sens actuellement imiter sans parvenir à l’identifier : ceux de Rousseau, me semble-t-il. J’espère que ce mouvement identificatoire de mon écriture n’entamera pas ma sincérité. Bien sûr Rousseau était un marcheur, et sans doute alors que domine en moi la représentation de la marche comme me permettant de survivre parmi mes congénères, j'invoque la figure de Rousseau pour me soutenir dans cette position. Aussi d’ici quelque jours (car ce présent livre s’écrira en plusieurs jours), développerai-je une autre représentation, car je sens que je développe la présente du fait que depuis quelques jours, en dehors de mon travail, je vis plutôt reclus, ce qui changera dès demain où je repars rejoindre ma famille en montagne. Cette réclusion, si l’on peut dire, me pousse aussi à aller marcher, comme quoi la marche chez moi vient autant remédier à un sentiment de solitude qu’à un ras le bol de mes semblables ; dans tous les cas, comme déjà dit, elle me sert à chasser mes démons.
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Je me demande à présent si cela vaut le coup de continuer ainsi à parler de la marche, j'ai dit que cela devait me prendre plusieurs jours, c'est bien le cas, et maintenant se pose à moi la question de savoir si cela en vaut bien la peine. Car je rame présentement. J'ai décidé, finalement je dois l'admettre, une fois pour toute, d'écrire sur la marche, et me voilà arrivé à présent au moment où il me faut m'y forcer ; si je m'écoutais maintenant, je renoncerais définitivement, sous prétexte que la nécessité ne m'impose point d'écrire sur la marche. Au fond c'est cela qui me pousse à parler de la marche : je peux éprouver en marchant cette même lassitude qu'à présent. Je dois d'ailleurs ici faire part d'un réel désenchantement vécu vers l'âge de 24 ans, où assez subitement je n'ai plus supporté le romantisme de la marche, enfin sans doute moins de la marche que précisément de la randonnée dans les beaux paysages, les paysages sublimes. La beauté de la nature n'allait plus de soi, ce qui ne m'a pas empêché d'aimer ensuite encore et toujours la marche.
Marcher en bande, c’est marcher en famille ou entre copains ou en séjour pour adolescents. Sur ce dernier point, j’ai éprouvé une bonne partie de mon adolescence les joies et les souffrances des marches en groupe. L’appétit sentimental et sexuel de cette période marquée par la vie en bande prenait certes le dessus, mais je me souviens de l’endurance éprouvante, notamment d’une montée de Pralognan en Vanoise au refuge Félix Faure, où la lourdeur du sac à dos et la soif ne cessait de me faire me demander ce que je faisais là : comment faire un pas de plus, dans cette montée sans fin et de plus en plus raide sous le soleil ? Les marcheurs le savent tous : c’est à ce moment-là qu’il ne faut pas renoncer, et qu’ensuite advient un état de bien-être inatteignable autrement. On a traversé la souffrance, on aime cette activité qui est à l’image de notre vie. Et le soir, on appréhende toute sorte de vicissitudes d’un air bon enfant. Ainsi on aime faire ce qui est à l’image de notre vie, et l’on s’en repaît et on le fait savoir, comme présentement.
Du sac à dos, il faut rappeler que l’on passe de la ballade à la randonnée suivant sa présence ou non. Une promenade, même petite avec un sac un dos, prend l’allure d’une randonnée. Une promenade avec une sacoche reste une promenade, mais un peu éprouvante quand même. Ces distinctions sont sans intérêt véritable, mais si je fais un traité, il me faut proposer des distinctions. Quand j'ai ma sacoche en bandoulière, je marche, quand je tiens ma sacoche autour du cou, je marche aussi, mais j'ai assez hâte que cette marche cesse ; ou c'est le contraire : autour du cou, la marche peut-être plus longue, en bandoulière, je marche plutôt en ville. En ville, la marche est aussi extraordinaire : ce sont les visages que je croise d'un œil furtif qui sans doute m'intéressent le plus, pendant que mes conversations intérieures suivent leur cours. Mais les travaux, les changements dans les rues ne manqueront pas de bonifier également mon esprit. Dans une ville inconnue, vous marcherez comme plus vite, vous irez d'abord vous sustenter dans les lieux neutres, si vous marchez seul. Mais si vous marchez avec votre compagne, et que celle-ci ne manque pas de culot, au moins en votre compagnie, vous pénétrerez dans les bouges les plus singuliers et à l’image du pays où vous vous trouvez.
Dire que le sac à dos détermine s'il s'agit d'une ballade ou d'une randonnée est parfaitement inepte. Pour un tas de raison, mais d'abord parce qu'une randonnée se caractérise avant tout par le fait qu'elle se situe par principe à la campagne, sur un sentier ou un chemin. Alors qu'une balade, c'est indifférent. Mais l'on parle maintenant, depuis plusieurs années, de randonnées urbaines, pour souligner je pense le fait que cette balade est longue, sportive, et nous invite à voir la ville, à l'apprécier surtout, et surtout quand elle est immonde, comme un paysage naturel. Si je devais conclure, je dirais qu'une randonnée contient le sac à dos et l'endurance à la campagne ou à la ville considérée comme un équivalent. Je crois que ce que je préfère par-dessus tout, c'est la randonnée et sans doute aurais-je dû écrire un traité sur la randonnée plutôt que sur la marche. Je resterai néanmoins sur la marche, car ce qui m'importe le plus, c'est son mouvement si caractéristique et ce qu'il suscite. Et ce mouvement a ceci d'unique pour moi qu'il ne me fait pas peur ni ne me dégoûte avant de l'entreprendre.
Nous avons l'image du marcheur donneur de leçon qui fait son traité. Je ne suis pas le seul à avoir cette image. Je lutte contre ou veux la transformer. Cette année 2017 a vu fleurir les traités sur la marche, ainsi que les compilations de traités, dans les magazines, et le top ce sont les écrivains-marcheurs qui d'ailleurs ne parlent pas seulement de la marche mais de ce qu'ils y vivent. On m'a offert une telle compilation que j'ai déposé dans mes toilettes espérant que là je la lirai parcimonieusement. Mais une compilation quelle qu'elle soit provoque vite la nausée, par saturation et nivellement. Alors quand même parfois que je suis aux toilettes, je feuillette et je lis des bribes, de Nietzsche, de Thoreau, de Montaigne.
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En ce jour, je reprends mon ouvrage sur la marche, il est vrai inspiré par la promenade que je viens d'effectuer seul, et c'est sans doute parce que je l'ai effectué seul que je tiens à en parler. A vrai dire on ne parle ici finalement que de la promenade en solitaire, même en groupe on retient de la promenade les fantaisies qu'elle suscite dans notre esprit, tout ce qu'on tait et que je tache à présent de transmettre : telle impasse tout à l'heure où je suis allé vérifier le point de vue sur lequel elle donnait, et l'impossibilité d'y créer un passage jusqu'au chemin du littoral en bas. Deux chiens m'ont bien aboyé dessus, je les ai maudits, mais cela n'a pas changé grand-chose à l'ordonnancement des choses que je visitais. J'ai un peu boité tout au long de ma marche, à cause d'ampoules attrapées deux semaines auparavant dans une randonnée excessive effectuée avec ma compagne, une sortie dont j'espère que nous nous souviendrons en souriant longtemps. Certes des promenades fantaisistes de ce genre sont dignes de figurer dans un traité sur la marche, il faut, puisque me voilà condamné semble-t-il à égrainer des généralités, que ces promenades soient longues ou périlleuses. Sinon me vient à l'esprit l'image de la promenade en famille le dimanche après-midi, terrible moment trop court ou trop long. J'ai fait un jour une belle promenade avec un ami, mais nous avons pas mal parlé, commenté ce que nous voyions, voilà pourquoi ce n'est pas ce genre de marches dont je veux parler quand je parle de la marche. Pauvre type qui finalement ne veut parler de la marche que parce qu'il y pense des choses intéressantes dont il veut rendre compte. Je suppose que David Lebreton et consorts ont pareilles vues en marchant, ils trouvent ça formidable ce qu’il passe dans leur tête et qui leur fait un bien fou, au point qu'il leur semble important d'en parler. Aussi parce que de retour au bercail et devant son texte le temps paraît alors moins long, d'avoir quelque chose à dire.
Peu importe à vrai dire que l'on soit plusieurs ou seul en marchant. Nous revenons d'un séjour type raid, trak, bivouacs en famille. Les photos que nous avons partagés via un blog sont formidables, nous y sourions souvent, mais je me disais en les regardant, que malheureusement ne figurait pas dans les commentaires le fait que j'y ai passé un séjour infernal sur le plan conjugal. J'y ai marché seul, j'y ai marché à plusieurs, souvent seul dans ma tête ou en conflit larvé. Quinze jours plus tôt nous avons marché ma compagne et moi, pendant quatre jours ce fût assez merveilleux, rétrospectivement et sur le moment. Des passages périlleux avec de lourds sacs à dos, mais ponctués de beaux échanges et d'émerveillement devant les paysages, les petites fleurs et la verdure des pâturages, et toujours des moments seuls. Donc je dois dire que la compagnie en marchant importe tout autant.
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