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15 septembre 2016 4 15 /09 /septembre /2016 12:21

J'ai vécu une expérience professionnelle assez exceptionnelle de par son caractère foireux.

Bien des années après, chaque fois que je passe près des locaux de l'organisme de formation pour lequel je travaillais alors, ce caractère ne cesse de m'apparaître tel. J'y ai été formateur et même coordinateur, pendant trois mois, de l'équipe de formateurs, ces deux titres n'ayant jamais cessé de me paraître complètement usurpé. Je m'y revois devant animer des réunions, incertain, représentant une foirade. A chaque fois donc que je me retrouve dans les parages de cet organisme me revient le souvenir de cette période de ma vie professionnelle, cette période qui fut sans passion, sans éclat, sans valeur, et m'apparaît ainsi de façon criante mon profond désintérêt, ma profonde incompétence pour ce métier.

Je me souviens que la directrice avait aimé mon profil en lisant mon CV, mes expériences d'animateur d'atelier d'écriture, surtout en prison, mes études, ma pratique du théâtre, mon expérience d'enseignant, ma connaissance de Deleuze (« c'est mon copain » m'avait-elle dit lors de l'entretien). Je pense avoir passé le plus clair de mon temps à essayer de ne pas montrer la supercherie de mon CV, où certes tout ce qui y était rapporté était véridique, mais n'y faisait pas mention du fait que la plupart de ces expériences pouvaient être perçues comme des échecs. Je m'y suis senti incompétent principalement en une chose : la pédagogie. Je n'avais pas de pédagogie, pas de « manière de travailler » spécifique. Je n'en ai jamais eu, je n'ai jamais eu d'allant, de charme pédagogique, entraînant les élèves, leur donnant le goût d'apprendre, de découvrir. Je n'ai jamais eu de « trucs », de réflexes pédagogiques.

A ce malaise s'ajoutait le fait que la directrice en question avait un de ses fils coordinateur d'une des deux équipes, et encore un autre qui y était formateur, et qu'ainsi je ne comprenais pas pourquoi je travaillais dans une famille. Il semblait qu'un tas de choses notoires qui se passaient dans cet organisme de formation allaient de soi, sans que cela soit formulé. Ce qui alimentait le sentiment étrange, à mon impression, produit d'abord par les locaux défectueux où avaient lieu les formations. Je dois dire que j'avais été séduit par ces locaux défectueux, cela me faisait moins peur lors de ma première venue, parce qu'en général, et c'est peut-être regrettable, la défectuosité du monde extérieur me rassure. Ils étaient assez fascinants ces locaux défectueux : dans une vieille usine aux murs de pierre épais avaient été aménagées des pièces aux faux plafonds, et le crépi et la peinture partaient en lambeaux. Les formations y suivaient leur cours, elle consistaient en un « accès aux premiers savoirs », en français et mathématique pour des jeunes entre 16 et 25 ans, pour une durée de trois mois renouvelable deux fois. Un aquarium trônait dans la pièce sans jour. Y venaient des primo-arrivants ou des jeunes en décrochages scolaire prolongé. Je n'avais su qu'au bout de quelques semaines que mon chef de service était le fils de la directrice, cela m'avait un peu éclairci sur cette impression que les choses ici, malgré tout, allaient de soi. La directrice était donc une mère philosophe, c'est-à-dire qu' elle avait étudié la philosophie et qu'elle employait ses deux enfants. Ses deux enfants me paraissaient plutôt en difficulté, tout en montrant, étrangement, une capacité assez remarquable à mobiliser les groupes.

Chaque année, au mois de juillet, nous organisions une fête à « La Maison des familles », lieu tenu, je ne sais comment, par la municipalité de Marseille, où, sous une chaleur suffocante, nous présentions les travaux de l'année sous la forme de journaux, d'exposition de photos, de musique, de théâtre. En même temps que celui des bilans, c'était souvent le moment des confidences. Le bâtiment de « La Maison des familles », situé entre deux voies rapides, semblait peu usité le reste de l'année. Il était marron pâle, carré, en béton des années soixante dix, sans étage et sans âme. Mais c'était comme un plaisir d'y retourner à chaque fois, dans ce lieu perdu où l'on accédait souvent à pied le long du trottoir, sous le soleil. Il fallait braver la chaleur et la lumière, et les ados semblait à ce moment là moins rechigner que les adultes pour marcher. Cela me surprenait que pour eux il soit normal d'aller faire la fête dans un lieu aussi triste. Il fallait ensuite contourner la maison entourée d'herbe jaunie, de plantes grasses du sud, de détritus. Les spectacles étaient l'enjeu pour moi d'une monstration de mon travail avec les adolescents, en général nous avions assez bien travaillé, j'avais, je crois, le plaisir de ne pas recevoir spécialement de compliment et de m'en sentir un peu l'instigateur. Je pense que la directrice également ; même si je pense que son seul avis comptait pour moi. A cet égard, il semble bien que je tenais pour méprisable l'avis des autres. Et pourtant, absolument pas : j'attendais d'eux qu'ils soient tout simplement ébahis, leurrés par le spectacle.

Un jour, c'était dans les premiers mois de mon arrivée, il m'a semblé qu'un autre formateur, plus ancien que moi et ayant la confiance du coordinateur, qu'on qualifiait aussi de chef de service, qui était donc un des fils de la directrice, était venu espionner un de mes cours, pour voir ce qui vraiment s'y passait ; c'était à une période où des jeunes turbulents posaient quelques problèmes, il fallait savoir où cela s'entretenait, peut-être dans mon cours. Je sentais sa présence extérieure, dans l'escalier, ou l'imaginais très fortement, si bien que je parvins cette fois, mais comme d'autres fois en fait, à produire un discours assez énergique et sans doute valable. Ce formateur était par ailleurs d'une malveillance assez exemplaire, son intelligence était semble-t-il mise au service d'un ressentiment profond adressé exclusivement aux jeunes. Il s'emmerdait à son travail, mais tenait bien campé à sa place. Pourtant nous discutions assez souvent, d'un air entendu, sur les affaires du monde, de la ville ou de la famille. Il m'avait expliqué ainsi qu'il n'obligeait jamais ses enfants à finir leur assiette, mais qu'ils devaient simplement la finir lors du repas suivant, c'était un principe.

Nous vivions des moments indifférents et certains intéressants. Un jour, nous étions dans un parc au sud de Marseille, pour pic-niquer. Le pic-nique ne présentait pas trop d'intérêt, mais une balade avait ensuite été organisée au bord de la mer sur la plage du Prado, et là les jeunes se sont baignés, dont une jeune fille qui avec particulièrement d'allant s'est précipitée dans l'eau en jetant tous ses voiles ; « qu'elle est drôle et quel entrain, se disait-on, quelle liberté » , « que c'est beau une fille qui hôte son tchador en courant dans l'eau et en se moquant du regard des autres», pensai-je alors.

Assez souvent nous sortions, nous avions des opportunités pour ce faire grâce aux organismes donateurs. Nous sommes un jour allés à Cannes, au festival. D'ailleurs, dans le récit que nous en avons fait dans notre journal, au retour de cette sortie, il était difficile de ne pas toujours dire « nous sommes allés » « nous avons fait », comme à présent, je ne parvenais pas à nous défaire de ces passés composés. Je me souviens que pendant le trajet, le chef de service montrait comment tout en conduisant le mini-bus, il le faisait aspirer par les camions que nous allions doubler. J'étais relativement intéressé. Là-bas, ce fut la visite du port de plaisance, l'ébahissement devant les yachts, mais c'était tout. Nous avions vu un bon film, à propos d'une fille pauvre et insoumise en Angleterre. Pour entrer dans une grande salle de spectacle, remplie de journalistes, de personnes hétéroclites, spécialistes surtout, arborant un pass, il avait fallu passer des séries de barrières, nous étions tous impressionnés. Je ne sais plus ce que le chef de service avait pensé du film, je savais rarement ce qu'il pensait en terme de culture, de réflexion sur le monde, il parlait de choses pratiques, le plus souvent de celles qu'il connaissait, mais abordait peu les questions de goût. Il connaissait à peu près tout. Nous fumions ensemble au pied du centre, cela pouvait durer longtemps. Ses sinusites le retenaient régulièrement chez lui ; dans le fond, il n'était peut-être pas intéressé par son travail. Il habitait loin de Marseille, dans une maison souvent envahie par la neige. Sa femme venait à quelques occasions, elle était très différente de lui, pas dans le coup. Foncièrement, il passait l'éponge. Il organisait et pensait des sorties, comme s'il avait des « plans ». Je ne savais jamais comment il les fomentais.

De même assez souvent nous animions quelque chose au dehors. Il est arrivé qu'on joue au football, j'étais bien plus nul que les jeunes, mais plutôt volontaire. Nous jouions sur un terrain sec en terre battue, à côté d'un parc, dans lequel parfois nous allions faire cours, ou répéter le théâtre. Je sentais les jeunes bienveillants vis-à-vis de mon niveau de football. Un jeune, un des plus roublards, jouait étonnamment bien, et montrait d'une manière générale un art certain à adapter son discours à n'importe qui (souvent d'un point de vue frontal, belliqueux) – et parfois il m'agaçait, car il parlait très vite à ces congénères, devant moi, utilisant le plus d’argot possible, sans doute pour que je ne comprenne pas. Il semblait parti pour rester délinquant longtemps. Nous avions des discussions dans la pièce sans jour, éclairée par des néons et l'aquarium dont prenait bien soin le chef de service, des discussions sur la société et la religion, ça nous évitait de trop travailler. Pour écrire le journal, je devais faire produire un certain nombre de textes, j'avais du mal à faire écrire des textes intéressants. L'important était de produire, nous ne savions pas bien ce qui était important pour nos textes.

Les pauses cigarettes étaient attendues, recherchées, et parfois nous discutions avec les jeunes, ainsi l'un d'eux m'avait expliqué comment enlever un tag peint la nuit précédente sur la fenêtre de ma voiture : il fallait y mettre de l'essence. J'avais apprécié cette astuce.

Je n'avais pas de façon de travailler, et un jour la mère philosophe m'avait plus ou moins demandé qu'elle était ma façon de travailler. Elle me l'avait demandé délicatement : « ...je ne sais pas quelle est ta façon de travailler, mais... », nous parlions d'autre choses, donc je ne me suis pas senti tenu de présenter ma façon de travailler que je n'avais pas. Nous mangions au restaurant tous les deux, en aparté, elle m'avait invité. Je me disais que globalement cette femme ne parviendrait jamais à me dire que je bossais comme une merde. Parce que ce n'était certes pas fondamentalement le cas, mais ce n'en était pas loin. Elle n'aurait pas pu me le dire, parce qu'elle avait une propension assez considérable à passer outre, à tolérer les écarts et les appréhender avec mansuétude, comme son fils. Elle ne se privait pas de dénigrer tel ou tel de ses employés en leur absence, mais jamais ne l'aurait mis dehors. Je suppose qu'elle devait ainsi me dénigrer. Elle lirait ceci qu'elle me démentirait énergiquement, et je voudrais lui donner raison, néanmoins la réalité de mon incompétence et de ma foirade reste pour moi assez peu discutable.

C'était quand j'étais coordinateur que nous étions allés rencontrer une personne responsable de la formation sur un plan régional, ou municipal, je ne sais plus, nous étions dans la ville d'Aix-en-Provence. Il s'agissait de me présenter à cette personne, et la rencontre avait été chaleureuse, mais globalement j'avais du mal à cerner la problématique de mon travail. Tout se passait dans les quartiers populaires d'Aix. Il aurait fallu avoir des initiatives en tête pour ce travail, des projets, des envies de mettre en réseau. La directrice me donnait quelques idées et un ordinateur. Cet ordinateur pouvait être réparé à distance par son mari, qui s'appelait René. La directrice le nommait toujours par son prénom, jamais en tant que mari, si bien que ce n'est que tardivement que j'ai appris quel était leur lien. Heureusement que j'étais aimable et que personne ainsi n'était tenté de m'exclure. La frousse de la réunion à animer dura un certain temps, je pensais trop à ce que pensaient les autres. La directrice me signifia gentiment que cela ne pourrait pas durer, ce à quoi j’acquiesçai volontiers, comme j'eusse acquiescé au fait de continuer. Je redevins formateur parmi les formateurs pendant à peu près un an, pour partir ensuite vers d'autres projets autrement foireux.

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